Analyse empirique de la dissuasion internationale

Références : Huth, P. & Russett, B. (1984). What makes deterrence work? Cases from 1900 to 1980 World Politics, 36(4), 496–526.

Définitions

Dissuasion : « La menace de recourir à la force en réponse, comme moyen d’empêcher l’usage initial de la force par quelqu’un d’autre. » (p. 496)

Dissuasion étendue : « La dissuasion peut viser à empêcher une attaque contre soi-même, ou une attaque contre une autre partie – en politique internationale, un allié, un État client ou un neutre amical. » (p. 496)

Dissuasion générale : « Opposants qui maintiennent des forces armées pour réguler leur relation, même si aucun des deux n’est proche de lancer une attaque. » (p. 496)

Dissuasion immédiate : « Situation où au moins une partie envisage sérieusement une attaque, tandis que l’autre met en place une menace de représailles pour l’en empêcher. » (p. 496)

Défis méthodologiques

Dissuasion générale : « L’absence d’une attaque n’atteste pas nécessairement du succès de la dissuasion» (p. 497)

Dissuasion immédiate (1) Plus facile à identifier (2) Plus importante en termes politique : « Si nous ne savons pas comment la dissuasion fonctionne lorsqu’elle est le plus nécessaire (…) les politiques conçues pour assurer la dissuasion générale risquent de reposer sur des idées incomplètes ou trompeuses sur le fonctionnement de la dissuasion, et la théorie de la dissuasion sera faible. » (p. 497)

Sélection des cas : 54 cas entre 1900 et 1980

Critères de sélections (p. 498)

  1. Les responsables d’un État (que nous appellerons « l’attaquant ») envisagent d’attaquer un État (« protégé ») qui est formellement allié ou considéré comme important par un troisième État (« défenseur »).

  2. Des responsables clés de l’État défenseur en prennent conscience.

  3. Reconnaissant qu’une attaque est une possibilité distincte, les responsables de l’État défenseur, soit explicitement, soit par un mouvement de forces militaires, menacent d’utiliser la force de représailles dans le but de prévenir l’attaque.

Cas de dissuasion immédiate (p. 505-6)

Case Year(s) Attacker Protégé Defender Outcome
1 1902/3 Germany Venezuela United States Success
2 1904 Russia Korea Japan Failure
3 1905/6 Germany Morocco France Success
4 1905/6 Germany France Britain Success
5 1908 Turkey Persia Russia Success
6 1908/9 Russia/Serbia Austria-Hungary Germany Success
7 1908/9 Austria-Hungary/Germany Serbia Russia Failure
8 1911 Italy Tripoli Turkey Failure
9 1911 Germany Morocco France Success
10 1911 Germany France Britain Success
11 1912 Serbia Albania Austria-Hungary Failure
12 1912 Austria-Hungary Serbia Russia Success
13 1912 Russia/Serbia Austria-Hungary Germany Success
14 1913 Rumania Bulgaria Russia Success
15 1913 Bulgaria Greece Serbia Failure
16 1913 Serbia Albania Austria-Hungary Success
17 1914 Austria-Hungary/Germany Serbia Russia Failure
18 1914 Russia/Serbia Austria-Hungary Germany Failure
19 1914 Germany/Austria-Hungary Russia France Failure
20 1914 Germany Belgium Britain Failure
21 1920 Soviet Union Iran Britain Failure
22 1927 Yugoslavia Albania Italy Success
23 1935 Italy Ethiopia Britain Failure
24 1936 Japan Outer Mongolia Soviet Union Success
25 1938 Germany Czechoslovakia Britain/France Failure
26 1938/39 Italy Tunisia France Success
27 1939 Japan Outer Mongolia Soviet Union Failure
28 1939 Germany Poland Britain/France Failure
29 1940 Soviet Union Finland Germany Success
30 1946 Soviet Union Iran United States Success
31 1947 Soviet Union Turkey United States Success
32 1948/49 Soviet Union W. Berlin/W. Germany United States Success
33 1950 United States North Korea China Failure
34 1954/55 China Taiwan/Islands United States Success
35 1957 Turkey/United States Syria Soviet Union/Egypt Success
36 1957 Egypt/Syria/Soviet Union Turkey United States Success
37 1958 China Taiwan/Islands United States Success
38 1961 Iraq Kuwait Britain Success
39 1961 India Goa Portugal Failure
40 1961 Soviet Union W. Berlin/W. Germany United States Success
41 1962 India Nepal China Success
42 1962 North Vietnam Thailand United States Success
43 1963/64 Indonesia Malaysia Britain Failure
44 1964 Turkey Cyprus Greece Failure
45 1964/65 North Vietnam South Vietnam United States Failure
46 1965 India Pakistan China Failure
47 1966/67 Turkey Cyprus Greece Failure
48 1967 Israel Syria Egypt Failure
49 1970 Syria Jordan Israel Success
50 1973 Soviet Union Israel United States Success
51 1974 Turkey Cyprus Greece Failure
52 1975 Morocco Western Sahara Spain Success
53 1976/77 Guatemala Belize Britain Success
54 1978/79 Tanzania Uganda Libya Failure

Cas de dissuasion échouée

Case Year(s) Attacker Protégé Defender Outcome
2 1904 Russia Korea Japan Failure
7 1908/9 Austria-Hungary/Germany Serbia Russia Failure
8 1911 Italy Tripoli Turkey Failure
11 1912 Serbia Albania Austria-Hungary Failure
15 1913 Bulgaria Greece Serbia Failure
17 1914 Austria-Hungary/Germany Serbia Russia Failure
18 1914 Russia/Serbia Austria-Hungary Germany Failure
19 1914 Germany/Austria-Hungary Russia France Failure
20 1914 Germany Belgium Britain Failure
21 1920 Soviet Union Iran Britain Failure
23 1935 Italy Ethiopia Britain Failure
25 1938 Germany Czechoslovakia Britain/France Failure
27 1939 Japan Outer Mongolia Soviet Union Failure
28 1939 Germany Poland Britain/France Failure
33 1950 United States North Korea China Failure
39 1961 India Goa Portugal Failure
43 1963/64 Indonesia Malaysia Britain Failure
44 1964 Turkey Cyprus Greece Failure
45 1964/65 North Vietnam South Vietnam United States Failure
46 1965 India Pakistan China Failure
47 1966/67 Turkey Cyprus Greece Failure
48 1967 Israel Syria Egypt Failure
51 1974 Turkey Cyprus Greece Failure
54 1978/79 Tanzania Uganda Libya Failure

Premières hypothèses (p. 509-510)

Cadre théorique : modèle d’utilité espérée (expected-utility model) (coûts/bénéfices) = résultat > hasard.

Hypothèses « miroirs » : capacités militaires

L’équilibre relatif des capacités militaires contribuera à expliquer les résultats. (p. 509)

Positions du défenseur Positions de l’attaquant
Le défenseur sera plus susceptible de se battre à mesure que son potentiel militaire global dépasse celui de l’attaquant. L’attaquant sera plus susceptible de se battre (et donc que la dissuasion échoue) à mesure que ses capacités militaires et économiques globales (« stratégiques », c’est-à-dire le potentiel militaire) dépassent celles du défenseur.
Le défenseur sera plus susceptible de se battre à mesure que ses capacités militaires existantes globales dépassent celles de l’attaquant. L’attaquant sera plus susceptible de se battre à mesure que ses forces militaires existantes au niveau global dépassent celles du défenseur.
Le défenseur sera plus susceptible de se battre à mesure que ses capacités militaires potentielles locales dépassent celles de l’attaquant. L’attaquant sera plus susceptible de se battre à mesure que ses capacités militaires potentielles locales (dans la zone du protégé) dépassent celles du défenseur.
Le défenseur sera plus susceptible de se battre à mesure que ses capacités militaires locales existantes dépassent celles de l’attaquant. L’attaquant sera plus susceptible de se battre à mesure que ses forces militaires existantes locales dépassent celles du défenseur.
Le défenseur sera plus susceptible de se battre s’il possède des armes nucléaires. Cette hypothèse ne peut toutefois pas être réellement testée, car il n’y a eu que trois cas où un attaquant a lancé une attaque contre un défenseur disposant d’armes nucléaires. L’attaquant sera moins susceptible de se battre si le défenseur est connu pour posséder des armes nucléaires.

Deuxième série d’hypothèses (p. 510-511)

Hypothèses « miroirs » : soutien historique

Cette variable mesure dans quelle mesure le défenseur a un historique de soutien ferme envers un protégé menacé et indique la probabilité que le défenseur se batte (son degré de propension au risque (p. 511)

Positions du défenseur Positions de l’attaquant
Le défenseur sera plus susceptible de se battre s’il s’est battu par le passé. L’attaquant sera plus susceptible de se battre si le défenseur ne s’est pas battu par le passé lorsque son protégé a été attaqué.
Le défenseur sera plus susceptible de se battre s’il ne s’est pas battu par le passé. L’attaquant sera moins susceptible de se battre si le défenseur ne s’est pas battu par le passé. Il s’agit de l’hypothèse alternative, qui suggère qu’un défenseur ayant déjà manifesté de la « faiblesse » sera moins enclin à le faire de nouveau.

Troisième série d’hypothèses (p. 511-512)

Hypothèses « miroirs »

Troisièmement, nous avons un ensemble d’hypothèses concernant l’effet des liens entre le défenseur et le protégé ; des liens plus nombreux ou plus forts augmentent la valeur du protégé pour le défenseur et, par conséquent, la probabilité que le défenseur choisisse de se battre plutôt que de laisser le protégé être vaincu. (p. 511)

Hypothèses « miroirs »

Positions du défenseur Positions de l’attaquant
Le défenseur sera plus susceptible de se battre s’il était lié au protégé par une alliance militaire formelle avant l’émergence de la situation de dissuasion immédiate. L’attaquant sera moins susceptible de se battre si le défenseur était lié au protégé par une alliance militaire formelle avant l’émergence de la situation de dissuasion immédiate.
Le défenseur sera plus susceptible de se battre d’autant plus que les liens économiques entre le défenseur et le protégé sont forts. L’attaquant sera moins susceptible de se battre d’autant plus que les liens économiques entre le défenseur et le protégé sont forts.
Le défenseur sera plus susceptible de se battre d’autant plus que les liens politico‑militaires entre le défenseur et le protégé sont forts. L’attaquant sera moins susceptible de se battre d’autant plus que les liens politico‑militaires entre le défenseur et le protégé sont forts.

D’autres hypothèses (513-514)

  • Le défenseur sera plus susceptible de se battre d’autant plus que le ratio entre les capacités militaires existantes ou potentielles du protégé et les siennes propres est élevé.

  • Le défenseur sera plus susceptible de se battre si son territoire est contigu à celui du protégé

Mesures (p. 509-)

Capacités militaires et économiques : composite national capabilities index (Correlates of War Project).

  • Dimensions militaires : $$ par année
  • Dimensions industrielles : production d’acier brut + consomation de carburant industriel ; potentiel à soutenir un effort militaire
  • Dimensions démographiques : # de conscrits possibles

Distance entre l’attaquant et le défenseur calculé en jours de voyages.

Liens économiques : % d’import-export du défenseur.

Liens politico-militaire : # d’assistance militaire importé par le protégé : 0-25% = 1, 26-50% = 2, 51-75% = 3, 76-100% = 4.

Modèle d’analyse (514-515)

Contributions to success

Φ(Succès = -1.57 + .18 Trade + 0.60 Arms + .16 Local Military Balance - 1.02 Alliance)

Variable Valeur Probabilité de succès
Trade 0% 0.49
1% 0.56
2% 0.63
4% 0.76
6% 0.86
Arms 0–25% (1) 0.28
26–50% (2) 0.35
51–75% (3) 0.58
76–100% (4) 0.79
Local Military Balance 0.1 0.26
0.5 0.28
1.0 0.32
2 0.37
3 0.43
5 0.56
10 0.83
Alliance Oui (1) 0.39
Non (0) 0.77

Exemple : Pologne (2025)

Scénario : La Russie menace la Pologne. Défenseur = USA. Protégé = Pologne. Attaquant = Russie.

  • Trade : 2,71% (Perspective Monde)
  • Importations d’armes : 45% = 21
  • Rapport de force : 1:7 = 0.13 (Global Military)
  • Alliance = Oui (1).

= Probabilité de succès (0 à 1) : 0.28% (Script python)

Exemple 2 : Pologne (2025)

Scénario : La Russie menace la Pologne. Défenseur = OTAN Protégé = Pologne. Attaquant = Russie.

  • Trade : 63,3% (Perspective Monde, 2015)
  • Importations d’armes : 45% (USA), 42% (Corée), 3,5% (Italie) = 90,5%. Si 1/2 restant = OTAN, total = 53,5% = 31
  • Rapport de force : 3,36:1 (Armed Forces).
  • Alliance = Oui (1).

= Probabilité de succès (0 à 1) : 0.9999% (Script python)

Résultats 1 : réussite de la dissuasion (p. 514-517)

P succès (statistiquement significatif) = > .9 (90%). « Une majorité (78 %) des résultats sont correctement prédits par le modèle ».​

Prédit : Échec Prédit : Succès
Actuel : Échec 18 5
Actuel : Succès 7 24

Limites du choix rationnels

Sur le plan substantiel et théorique, le cas du Vietnam montre les limites de nombreuses théories existantes de la dissuasion. Celles que nous avons utilisées ici n’auraient pas prédit le véritable résultat. La raison tient à une composante du modèle d’utilité espérée de la dissuasion que nous n’avons pas pu intégrer dans ce test empirique : la valeur de la « paix » pour l’État censé être dissuadé n’était pas suffisante. Autrement dit, le gouvernement du Nord-Vietnam accordait une très grande valeur à sa campagne pour éliminer les vestiges de la domination coloniale dans tout le Vietnam et pour réunifier la nation. À cette fin, il était prêt à subir des coûts énormes plutôt que de se laisser dissuader. Ses objectifs dans la guerre dépassaient largement ceux des Américains et il les a tenus malgré les avantages apparents de ces derniers (p. 519-520)

Résultats 2 : la décision de défendre (P. 520-523)

Φ(Fight = -.50 + 3.91 Protégé Power + 1.37 Alliance)

Variable Valeur Probabilité de résistance
Protégé Power 5% 0.61
10% 0.69
20% 0.81
30% 0.89
40% 0.95
Alliance Non 0.69
Oui 0.97
Prédit : Ne défend pas Prédit : Défend
Actuel : Ne défend pas 6 2
Actuel : Défend 3 12

Résultats 2 (suite)

Une décision de se battre est plus probable lorsque la capacité militaire du protégé est assez importante par rapport à celle du défenseur lui-même. Autrement dit, le défenseur sera plus enclin à combattre pour retenir un « gros » protégé. Ne pas le faire serait trop coûteux, matériellement et peut-être aussi pour sa réputation. (p. 520-521)

Conclusion (p. 523-524)

 Nos conclusions suggèrent qu’une définition de la dissuasion comme étant principalement sensible à un calcul strict des capacités militaires est à la fois erronée et profondément dangereuse. Une quête de supériorité nucléaire stratégique n’est probablement pas le moyen le plus efficace d’assurer la sécurité des amis et des alliés de l’Amérique en situation de crise, ni celle de l’Amérique elle-même. La réussite de la dissuasion ne découle pas non plus simplement du fait d’avoir « tenu bon » par le passé. Dans la mesure où la force militaire est critique, les forces militaires locales – dans une combinaison de celles du défenseur et du protégé local – sont susceptibles de se révéler plus efficaces que les forces globales ou « stratégiques ». Enfin, une contribution importante à l’efficacité de la dissuasion peut découler de la réalisation d’un objectif généralement poursuivi pour d’autres motifs : le maintien et le renforcement des liens d’intérêt mutuel entre États-nations dans un système économique mondial ouvert

Bonus : Huth 1988

Huth (1988). Extended deterrence and the outbreak of war, American Political Science Review, 82(2).

Quatre variables pour déterminer la crédibilité de la dissuasion (p. 426) :

  • La balance du pouvoir militaires entre l’attaquant et le défendeur
  • l’intérêt qu’a le défendeur de défendre le protégé
  • les habitudes passées du défendeur en termes de conflits
  • les habitudes de négociations du défendeur durant une situation de dissuasion immédiate

Ce qui fonctionnent (p. 436) :

  • « Tit-for-tat military escalation » : Le défenseur répond aux actions militaires du potentiel attaquant à niveau égal de préparation militaire (p. 430)
  • « Firm-but-flexible diplomacy » : Le défenseur adopte une politique mixte en refusant de concéder aux menaces, tout en proposant au potentiel attaquant un compromis basé sur la réciprocité. (p. 430)
  • Good military balance (immediate & short-term)

Ce qui ne fonctionnent pas : (p. 436-437) :

  • « Defender backs down » (dans le passé)
  • « Defender intransigence » 

Discussion

  • Pertinence du calcul rationnel en 2025 ? Ex : rapport de force Hamas vs Israël.
  • La Russie a-t-elle envahit l’Ukraine parce qu’elle n’était pas de l’OTAN ?
  • Le budget de l’OTAN est-il nécessaire si l’on peut simplemment renforcer une région localement ?
  • Près de 40 ans après la sortie du texte, ces calculs sont-ils toujours pertinents à l’aube des guerres hybrides + terrorismes etc.
  • « le maintien et le renforcement des liens d’intérêt mutuel entre États-nations dans un système économique mondial ouvert » : que pensez-vous de cette phrase ? La mondialisation a-t-elle permis d’éliminer drastiquement les probabilités de guerre ? Ex : EU et USA comme principaux partenaires de la Chine et vice-versa.

Discussion (suite)

Intégration économique : 1960 vs 20201

Intégration économique : 2020

Intégration économique : 1960

Script python


print("Script commencé !")
def proba_succes(trade, arms, local_military_balance, alliance):
    score = -1.57 + 0.18 * trade + 0.60 * arms + 0.16 * local_military_balance - 1.02 * alliance
    return score
trade = 1
arms = 1
local_military_balance = 1
alliance = 1
resultat = proba_succes(trade, arms, local_military_balance, alliance)
print("Score du modèle de succès de la dissuasion :", resultat)
import math
def logistique(x):
    return 1 / (1 + math.exp(-x))
proba = logistique(resultat)
print("Probabilité de succès (0 à 1) :", proba)